UNE LEGENDE SUR LES ORIGINES DES BENI-GUIL.
Légende racontée par un caïd de Beni-Guil et parue il y a plus d’un siècle dans un grand magazine farçais de l’époque « LE MAGASIN PITTORESQUE » en 1908 :
Ce n’est pas la première fois que nous avons affaire à ses tribus marocaines. Déjà, en
1870, le général de Wimpfen avait assiégé Ain-Chair et combattu dans le Haut-Guir. Mais, malgré des combats sanglants, nous n’avions pu nous maintenir dans la région, et la guerre contre l’Allemagne ne nous avait pas permis de recommencer cette opération.
Cette fois, le seul combat livré à El-Menabba a suffi à détruire les harakas marocaines, Ain-Chair nous a ouvert ses portes et la soumission de tout le Tafilalet n’est plus, si nous voulons, qu’une question
d’heures.
Ce résultat heureux est dû, sans contredire, à l’habile politique inaugurée dans la région de Figuig par le général Lyautey, lorsqu’il commandait la subdivision d’Ain-Sefra.
Lorsque, en 1903, à la suite du guet-apens dressé par les gens de Figuig contre le gouverneur de l’Algérie, nous eûmes bombardé Zénaga, nous aperçûmes rapidement que non seulement la soumission de cette oasis ne suffirait pas à assurer notre domination sur toute la région et
y ramener la tranquillité, mais qu’elle risquait au contraire, de nous attirer de sérieuses difficultés : Figuig est en effet vassale des nomades Beni-Guil. Il fallait, à tout prix, s’assurer l’amitié de ces turbulents voisins.
C’est au cours des habiles négociations entreprises dans ce but que nous apprîmes la curieuse histoire de cette tribu. Elle est tout particulièrement intéressante à connaître, car elle explique les
événements qui se déroulent dans le Sud-Oranais, et permet de comprendre le but que doivent
poursuivre là-bas aussi bien nos généraux que diplomates.
L’histoire chez les tribus nomades qui peuplent les hauts plateaux et le Sahara algéro-marocain, est tout entière faite de tradition orale.
Aussi, lorsque le voyageur interroge les vieillards ou les marabouts, dépositaires habituels des traditions de la tribu, le fond de vérité qui sert de trame à leurs récits est-il singulièrement mélangé
d’anecdotes
fabuleuses.
Mais, si l’imagination des conteurs enlève à ces récits une partie de leur intérêt historique, elle leur ajoute le charme d’une poésie profonde et d’une fantaisie captivante.
Les Beni-Guil sont très fiers de leur origine. Ils la font remonter à ALI, le Lion de Dieu, le premier disciple et le lieutenant fidèle du Prophète Mahomet, et à Fatima, la propre fille préférée du
Prophète, celle que son père plaçait au nombre des quatre femmes douées de la perfection.
Ils sont donc, ces Beni-Guil, de la glorieuse famille des Fatimides qui donna à l’Egypte et à l’Afrique Septentrionale aux Xème et XIème siècles quatorze califes, qui a étendu un instant sa souveraineté
sur la Mésopotamie, sur l’Arabie, sur le Maroc jusqu’au détroit de Gibraltar et enlevé la Sicile aux Grecs du BAS Empire !
C’est d’ Al-Muizz Abou-Tamim, le plus glorieux des califes fatimides, celui dont le règne est resté pour les arabes ce que le règne de Charlemagne est pour l’Occident chrétien, que le fondateur
de la future tribu de Beni-Guil obtint comme territoire de pâture pour ses troupeaux et ceux de sa famille, la riche vallée de l’oued de Ghir.
Pendant de longues générations, cette tribu, maîtresse des sources les plus abondantes et des pâtures les plus épais du sud du Maroc, accrut sans cesse ses richesses. Ses chameaux devinrent innombrables et le roi Salomon dans toute sa gloire n’en eut jamais de plus beaux ! Ses
béliers étaient aussi réputés que le fameux bélier d’Abraham, et ses brebis plus fécondes que les brebis d’Ismaël.
Mais, à vivre ainsi dans l’abondance, la tribu perdit peu à peu ses vertus guerrières. Elle oublia la parole du Prophète : « Le bonheur est attaché au fond du cheval et le paradis est à l’ombre des sabres. »
Aussi, lorsque la dynastie des Fatimides sombra dans les querelles intestines, les Ouled-Djarir n’eurent pas de peine à chasser les descendants d’Ali du paradis terrestre que leur avait accordé la grâce du Prophète.
Pour leur punition, ils errèrent pendant des générations à travers le bled stérile. Misérables, déguenillés, ils durent recommencer la vie d’embuscades et de razzias.
Leurs marabouts ne cessaient de leur rappeler qu’Allah méprise les faibles et le Prophète ne se souviendrait d’eux et n’entendrait leurs invocations que lorsqu’ils seraient redevenus les vaillants,
les dignes successeurs d’Ali l’Invincible .Leur sang si noble ne pouvait d’ailleurs mentir toujours. Ils redevinrent peu à peu la terreur des caravanes de Fez et de la Tidikelt qu’ils pillaient pour avoir de l’orge, ou des tribus Mehaia, Amour et Ouled-Djarir qu’ils razziaient pour avoir des moutons et donner
de temps en temps à leurs chameaux affamés une journée de bonne
pâture.
Mais, c’était surtout aux gens de Figuig qu’ils avaient affaire dans leurs eternels combats, car dans l’immensité du bled qui s’étend de l’Oued Ghir à Tidikelt, l’oasis était comme un paradis entouré par
l’enfer du
désert.
Là-bas, cent mille palmiers dressaient leurs têtes orgueilleuses chargées de fruits ; leur ombre légère abritait les sources jamais tarie d’où s’échappait une eau merveilleuse qui arrosait les jardins dans
lesquels murissaient les figues et grenades succulentes.
Derrière les mures s’élevés les ksour, les artisans habiles tissaient de splendides tapis, forgeaient les armes précieuses, teignaient les cuirs éclatants.
Et, si fécond était le sol de l’oasis, si riches les habitants des ksour, que, sans cesse, des quatre coints de l’horizon accouraient pour y faire fortune, de Tafilalet, les marchands arabes ; du Soudan les bijoutiers noirs, des villes du Maroc et d’Algérie, les banquiers juifs.
Mais, peu à peu, de tous ces juifs, de tous ces nègres fétichistes, de tous ces marchands hérétiques, de tous ces esclaves échappés, se forma une population immonde qui ne songea qu’à s’enrichir et à jouir de l’or amassé ! Les lois de prophète, les préceptes du Coran ne furent plus observés. Les vices les plus honteux étaient honorés !
Alors Dieu, pensa à effacer cette lèpre de la face de la terre. Comme il avait autrefois livré au feu du ciel les villes de Sodome et de Gomorrhe, il résolut de livrer le Figuig aux descendants de Fatima, à la tribu nomade qui avait depuis longtemps racheté ses fautes passées et retrouvé sa vertu guerrière. Ce jour –là, les Beni-Guil faisaient la sieste auprès du chot Tigri. Tout à coup, leur caïd eut un songe :Ali, le Lion de Dieu, était devant lui et disait : « Allah a pardonnée à la tribu. Il l’a choisie pour châtier les infidèles de Figuig. Eveille tes gens, monte à cheval, l’oasis est à vous. Et de ce jour, pour rappeler la bénédiction de Dieu, vous vous appellerez Beni-Guil, les enfants de la sieste. »
Alors le caïd, s’étant éveillé, se prosterna face à la Mecque, puis, étant sorti de sa tente, il cria le Teckbir à plein gosier : « Allah ou Akbar ! Dieu est le plus grand ! » Puis, rassemblant tous ses guerriers, il prit leur tête et marcha sur Figuig.
Or, Allah avait maudit les habitants de Figuig, ces suppôts de Satan le lapidé ! Il avait maudit les ksouriens, leurs palmiers et leurs pierres.
Aussi, lorsque les Beni-Guil parurent devant l’oasis à l’heure de la prière du soir, les hautes tours des portes et les mures en pisé des ksour, s’écroulèrent d’eux-mêmes. Les vainqueurs, après avoir passé
au fil de l’épée tous ceux qui refusèrent d’attester l’unité de Dieu, n’eurent que la peine de vider les silos gorgés d’orge et d’en charger leur chameaux avec les dattes qui venaient d’être cueillies, avec les tapis, les armes et les femmes des vaincu. Puis, laissant en paix les juifs, qui ne valaient pas un coup de sabre, et l’or, butin indigne des nomades, ils repartirent pour le bled.
Mais, dès lors, tous les ans, les Beni-Guil reviennent en automne à Figuig. Ils plantent leurs tentes pouilleuses au pied des tours écroulées, dont les ruines attestent encore le temps de la colère de
Dieu. Les ksouriens leur remettent la récolte des dattes. Car, pendant toute l’année, ils soignent les palmiers pour leurs suzerains, les Beni-Guil, qui ne leur accordent qu’un régime par arbre et leur laissent pour leurs peines les récoltes qui peuvent pousser sous ses branches.
Et ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement pour le voyageur, de voie les riches ksouriens vêtus d’ample burnous, parés de foulards et ceintures de soie, chaussés de bottes en filali,
propriétaires de vastes maisons, possédant des coffres pleins d’argent et souvent d’or, payer cet important tribut à des nomades en guenille, entassés sous des tentes sordides.
Et, cependant, les ksouriens, ne songent pas à protester, parce que les Beni-Guil sont nomades, des gens de poudre et, par conséquent, tout pouilleux qu’ils paraissent, des guerriers, des Arabes de race
noble.
Tandis que les ksouriens, eux, sont des sédentaires qui ont conscience de leur infériorité, qui savent que les gens des villes et les laboureurs sont fait pour fabriquer des étoffes et de belles choses pour les nomades et pour leur obéir, eux qui ne sont, après tout, vis-à-vis de ces nomades aimés du Prophète, que des esclaves et des chiens.
Mais voici où la légende devient tout à fait merveilleuse !
Lorsqu’Allah maudit les Figuiguiens, leurs palmiers et leurs pierres, tout l’oasis n’accepta pas cette malédiction d’un cœur léger. Il se trouva une pierre, une seule, qui épouvantée des malheurs
qu’allait attirer sur l’oasis la colère divine, s’envola à travers les airs et vint tomber aux pieds du marabout vénéré de Sidi-Boutkhil, près d’Ain-Sefra.
Et, lorsque les Beni-Guil apprirent cette merveille, ils furent remplis d’admiration et de crainte pour cette pierre bénie, sauvée de la malédiction de Dieu, échappée à leur conquête et qui avait dû se placer sous la protection d’un saint respecté.
Le marabout de Sidi-Boutkhil devint pour eux un lieu de pèlerinage suivi. Ils prirent l’habitude de venir se prosterner vers la pierre magique pour implorer Allah de détourner la clavelée de leur moutons, la rage de leurs chiens, la morve de leurs chevaux.
Et, sûrement, ils avaient, un vrai mérite à vénérer ainsi ce marabout. Car non seulement il était loin de leurs territoires de parcours, mais encore il était au pied du Djebel-Antar qui avait le bras si
long que, sans sortir de sa caverne, lorsqu’il voyait à l’horizon poussière d’une caravane à Aïn-Sefra, à Tiout ou même à Sfissifa, il n’avait qu’à étendre le bras pour prendre le chamelon dont il voulait faire un festin !
Et puis, un beau jour, voici que les Français vinrent occuper Aïn-Sefra avec leurs fusils, leurs canons, leur chemin de fer. Mais comme les Beniguil n’étaient pas chez eux après tout à Aïn-Sefra, ils n’attaquèrent pas les infidèles. Il serait toujours temps de lever l’étendard du prophète si les français devenaient un obstacle aux pèlerinages de Sidi bouktil.
Or, voilà que non seulement les Français respectèrent le marabout, mais encore, depuis leur arrivée, le géant Antar avait disparu ! Certes, c’étaient des mécréants, mais ils respectaient les sectateurs
du Prophète ; ils ne vouaient aucun culte à Satan le Lapidé ! Les Amours, qui avaient fait alliance avec eux, assuraient qu’ils étaient loyaux dans leurs promesses, qu’ils avaient à leur service beaucoup de vrais musulmans et qu’ils étaient les amis des nomades, qu’ils laissaient librement planter leurs tentes où bon leur semblait, mais, au contraire ennemis des gens des villes, ces chiens, sur lesquels ils levaient l’impôt.
Et un jour, le général Lyautey leur fit savoir qu’il avait châtié les gens de Zénaga comme ils châtieraient quiconque oserait ne pas respecter les Français. Mais que, par contre, il ne demandait qu’à rester l’ami des nomades, car il aimait leur courage. Et si les Beni-Guil voulaient s’allier à lui, ils pourraient, sans être jamais inquiétés, venir au pèlerinage à Sidi-Bouktil, se servir de notre chemin de fer, venir dans nos gares vendre leurs moutons et acheter la semoule, et le café et le thé dont ils avaient besoin ? Et même, s’ils étaient menacés dans leurs biens par d’autres tribus, les Français combattraient avec eux.
Alors les Beni-Guil jurèrent d’être nos amis. Ils plaçaient le traité d’alliance sous l’invocation de Sidi-Bouktil et invitèrent le général Lyautey à venir chez eux honorer de sa présence une diffa
magnifique, donnée pour célébrer l’heureux accord des Beni-Guil avec la puissante France.
Et depuis que les serments on été échangés, les Beni-Guil, sont restés nos amis fidèles. Jamais plus nous n’avons eu de difficulté avec les ksouriens de Figuig. De toutes parts, sédentaires et
nomades, accoururent à Beni-Ounif, gare française de Figuig, pour y commencer. Là où il y a quatre ans ne s’élevait le long e la voie qu’une petite construction crénelée, gare future d’une ville hypothétique, se pressent aujourd’hui de somptueuses constructions. Les casernes de la légion et des
tirailleurs ; le palais de justice, où les indigènes viennent soumettre à nos officiers leurs différends ; le palais des affaires indigènes, où s’administrent au point de vue politique toutes les tribus de la région ; Arabes qui, confiants en notre science, viennent nous demander le soulagement de toutes leurs misères : mes caravansérails, les bazars , les cafés maures, où se presse la foule des indigènes accourus au Tafilalet, des oasis du Sud, de Figuig, de la région des Amours et Beni-Guil .
Soyons persuadés que les Beni-Guil sont bien résolus à tenir dans l’avenir leur promesse comme ils l’ont tenue jusqu’ici, et si les prédications de Moulaï-Hassen amènent quelque nouvelle sédition dans le Tafilalet, nous trouverons presque tous les Beni-Guil à nos côtés, prêts à exterminer leurs vieux ennemis, les Ouled-Djerid. Et qui sait si un jour, dans ce pays où la légende pénètre partout l’histoire, le général Lyautey ne tiendra pas dans les récits des marabouts beni-guil , le rôle d’un guerrier fameux venu du Nord tout exprès pour exterminer le géant Antar par dévotion pour le marabout
de Bouktil, et pour mener les Beni-Guil à la conquête de l’oued Ghir, le paradis perdu ?
La Monastière
LE MAGASIN PITTORESQUE. PARIS 1908.
BAHHAR DRISS.
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